La Nouvelle Zélande, ça commence dans la grisaille. Ça commence aussi dans une grande ville, une guesthouse, et comme pour la plupart des nouveaux arrivants à Auckland, ça commence en étant complétement KO. Pas à cause du jetlag, il n’y a qu’un petit décalage horaire avec Melbourne, mais à cause du trop court vol low-cost entre minuit et trois heures du matin, où chaque minute avec les paupières fermées vaut son pesant d’or.

La Nouvelle Zélande, mais pourquoi donc ? Qu’y faire ? Il y a deux mois, j’ai quitté mon travail à Chiang Mai plein de doutes. J’aimais la ville, mes collègues, mes amis et toutes les petites magies que le quotidien peut offrir dans une ville d’Asie. Malheureusement, une situation professionnelle confortable mais pas totalement satisfaisante, un rythme de vie un peu trop « pépère », et l’envie de reprendre la route toujours grandissante ont précipité mon départ. Comme dit le grand Stupeflip : je ne voulais pas être « cet esclave qui attend les week-ends pour s’enfuir ». Ma jauge de pureté ne se rechargeant qu’à coup de virées en scooter en fin de semaine, je devais agir.
Plein de doutes (Que veux-je faire de ma vie ? Comment trouver un sens à ce que je fais ? Où aller pour le trouver ?), j’ai tout lâché et me suis élancé vers le sud. Sur une carte, mon parcours s’apparente à une chute libre vers le pôle. Un grand saut vers le bout du monde. Tenter de trouver un sens à ma vie, un but, une passion ou une vocation qui ferait office de parachute afin d’éviter de m’écraser lamentablement au sud du sud néo-zélandais. Un parachute pour atterrir en douceur et repartir vers les sommets. Plein d’attentes en montant dans le train quittant Chiang Mai, submergé de questions en traversant la Malaisie, des doutes à s’en tordre le bide en errant dans Singapour, plein de projets incongrus le pouce en l’air en Australie, et en arrivant en Nouvelle Zélande, c’est plein d’appréhension que je débarque… Mon parachute va-t-il s’ouvrir ? Le sol, le bout du monde, approche à vitesse grand-V, pas de filets de sécurité à l’horizon. En plus de ça, en cas d’échec, je ne peux m’offrir le luxe de rater dans l’anonymat et l’indifférence. En effet, un comité de juges et d’experts vient assister à la dernière phase de cette chute libre. Ce comité, matérialisé en les personnes de Camille, Jonathan et Sophie qui débarquent juste après moi à Auckland…  

Sophie, rencontrée, il y a presque dix ans dans les arcanes de la bibliothèque lausannoise, a surgi du passé  cet été à l’occasion de vacances thaïlandaises. Avec Jonathan, rencontré aussi il y a une dizaine d’années lui aussi alors qu’il supervisait mes faits et gestes dans un petit boulot de téléphoniste, je leur avais donné toutes les meilleures recommandations pour profiter au mieux de la mousson thaïlandaise. Camille… et bien c’est Camille, coloc de Chiang Mai, amie à toute épreuve et co-pilote de choc lors de nos virées du week-end.

Boyd  

L’avion de Camille traîne un peu. Je laisse Jonathan et Sophie prendre de l’avance à bord de leur 4x4 de location et en profite pour inculquer à Camille les B.A-BA du stop dès son arrivée. Pouce légèrement courbé, posture volontaire en bord de route, sourire engageant, les gens se battent pour nous prendre et les invitations pour manger des glaces ne se comptent plus. Les premiers jours en Nouvelle Zélande sont prometteurs. Les premiers jours seulement ? Si on veut, car même si en matière de stop les Kiwis se placent dans l’élite mondiale, quelques situations me feront réaliser que la Nouvelle-Zélande ce n’est pas l’Asie et qu’on ne rigole pas avec les règles. En témoigne cette situation cocasse qui intervient après avoir retrouvé le reste de l’équipe au Tongariro.

Le Parc National du Tongariro est célèbre pour avoir été le site du tournage des scènes du Mordor dans le Seigneur des Anneaux. Tous les quatre, nous nous engageons sur un trek de trois jours autour de volcans qui entrent en éruptions en moyenne tous les neuf ans. Peu de végétations, champs de lave, tout cela est protégé contre les nuées de touristes par le Departement Of Conservation (alias « le DOC »). Pour réaliser cette circonvolution, nous devons réserver des emplacements de campings à 30$ par personne ou camper à plus de 500m du sentier, chose que nous nous efforçons de respecter la première nuit. Cachés loin du sentier derrières de grosses bombes volcaniques, nous fêtons nos retrouvailles autour d’une bonne fondue. Le lendemain, nous partons à 4h du matin escalader le Mont Ngauruhoe à près de 2’300m, nous traversons ensuite le Mordor, et au terme d’une journée de plus de 14h de marche, atteignons le refuge tenu par un ranger, un vrai : Boyd. La cinquantaine, accueil chaleureux, ton bienveillant, il se montre à la fois curieux et impressionné par notre performance du jour :

« - Hey guys, comment ça va ? Vous arrivez d’où comme ça ? Ngauruhoe ? Impressionnant, ça fait un bout ! D’ailleurs, vous avez dormi où ? Sous tente ? Génial, vous avez sûrement eu un ciel splendide! Et là, vous pensez dormir où ? à 500m du chemin ? Je vois… ». Là, son sourire s’agrandit et laisse scintiller ses canines acérées. Le ton reste le même, mais c’est tout un décompte d’infractions qu’il nous débite :

« - Ok guys, il n’y a nulle part où planter une tente au pied du volcan à moins de 500m du chemin, je le sais, je suis chasseur, j’arpente la région depuis des années : ça fait 500$ d’amende par personne. Vous êtes partis il y a plus de 24h, vous y avez donc forcement fait vos besoins, là c’est 1000$ d’amende. La pierre de lave que je vois dans votre sac, ça encore c’est interdit et c’est 500$ d’amende pour le coupable. Maintenant, il est hors de question que vous campiez dans la nature : je vous dénicherai et vous dénoncerai (je suis chasseur, rappelez-vous). Le seul moyen de vous en sortir à moindre coût, c’est de me donner 30$ par personne pour que je vous donne le droit de camper à côté du refuge ».


Le traître, c’est un sacré racket ! 1000$ d’amende pour avoir potentiellement fait caca dans un champ de lave au pied d’un volcan qui explose tous les 9 ans ? Vraiment ? Et avoir pris un bout de lave à 500$ ? Nous n’avons pas le choix et devons payer pour camper près du refuge tout en prenant note qu’en Nouvelle Zélande, un peu comme en Suisse, les amendes pleuvent…

Hormis cette péripétie, notre descente vers le sud se poursuit sans problèmes, tantôt tous les quatre en 4x4, tantôt à deux afin de poursuivre la formation de Camille. Au fil des jours, elle se débrouille de mieux en mieux et je peux même me permettre de faire quelques siestes ou à lire le journal pendant que Camille s’entraine à lever le pouce.

Cliff

Tout comme en Australie, nous tombons sur tout types de personnes : des touristes, des Kiwis, des gens gentils, un peu bizarres, et des gens carrément louches. Une fin d’après-midi, sur la côte Ouest de l’île du Sud, un van roulant à tombeaux ouverts pile sur les freins, se range en bord de route et nous embarque alors que la pluie se fait sentir. Au volant, Cliff : deux mètres, grosse barbe, cheveux longs, regard perçant, Monsieur est guide de montagne autour du glacier Franz Josef. D’emblée, il nous propose de planter notre tente dans son jardin, chose que nous ne pouvons refuser sachant que tous campeurs sauvages se voient exposés à une amende de 200$. Cliff semble atypique. Sa maison, entre montagnes et océans, est vraiment située au milieu de nulle part. Elle est entourée de totems sculptés à même des troncs, représentant des divinités maories à la masculinité jaillissante. Avec un accent incompréhensible, il nous annonce, à peine notre tente plantée, qu’une soirée « spéciale » aura lieu dans son jardin ce soir. Sur ce, il regarde Camille avec un sourire difficilement interprétable. « Une expérience mystique et spirituelle, où se mêleront transpiration et confidences, venez, vous verrez, on y est bien ». A travers sa barbe, nous captons quelques autres mots : « sweat lodge, cérémonie, Native American sauna, intimité » et cela ne fait qu’accentuer notre désarroi…

L’heure de la cérémonie arrive, et nous nous approchons avec timidité des quatre grands barbus réunis auprès d’un gigantesque feu. Une aile de corbeau traine par terre, et on devine un gros tas de couvertures derrière la fumée du bûché. Nous sommes au complet, la cérémonie peut commencer. Cliff, avec un regard toujours plus ambigu, tente de rallier Camille qui se défile et, craignant pour sa vie, part se réfugier dans sa tente. N’ayant jamais entendu parler de sacrifices humains dans cette partie du monde, je suis plus confiant et décide de rester parmi eux.

Après le départ de Camille, deux participantes arrivent puis le ton change, les ricanements cessent et tout le monde arbore un air plus solennel. Cliff, peu bavard jusqu’à là, m’explique que nous passerons la soirée sous le tas de couvertures qui s’avère être en faite une sorte de mini-yourte de 1 mètre de haut dans laquelle on ne peut rentrer qu’en se mettant à quatre-pattes. Il s’agit d’une hutte de sudation, ou sweat lodge, dans lequel on va reproduire un rituel de purification Sioux par le biais de la chaleur, de l’humidité et de l’obscurité. Des plantes odorantes sont embrasées et ventilées sur nos torses à l’aide de l’aile de corbeau. Puis, de grosses roches volcaniques sont sorties du bucher et apportées au centre de la hutte, les portes sont fermées, l’obscurité devient totale, la température monte, et Cliff ouvre la cérémonie par un chant maori. Dans cette hutte, nous y passerons presque deux heures. Tour à tour, nous sommes invités à prendre la parole. Chacun est libre de dire ce qu’il veut, personne ne peut l’interrompre ou commenter ses propos. Certains passent leur tour, d’autres chantent, parlent de choses légères. Le temps passe, de nouvelles pierres rougies par les flammes sont apportées par le gardien du feu, la température en devient intolérable, l’humidité infernale, et la soif, la soif ! Certains ne tiennent plus et sortent. Nous autres continuons l’exploration des recoins les plus intimes de nos âmes, révélant certaines de nos craintes ou de nos remords les plus intenables. Des larmes se mêlent à la sueur, parfois un rire surgit. Un chant final clôt la cérémonie, et c’est au bord de l’asphyxie que je me traine hors de la hutte, cette matrice maternelle. Le froid, le ciel, les étoiles qui tournent, quelques pas chancelants, c’est une nouvelle naissance. On plonge dans une rivière gelée
… puis chacun repart de son côté.

Atterrissage

Le voyage suit son court, et le sud du sud, la fin de la route se rapproche à vitesse grand V. Camille rentre en Thaïlande, puis c’est Jonathan qui nous quitte. Ne reste plus que Sophie. Tous les deux, on clochardise une semaine à Queenstown, la capitale touristique de Nouvelle Zélande. Tout est cher, bling-bling, m’as-tu-vu, un subtil mélange entre Montreux et Juan-les-Pins. Nous attendons une semaine que les conditions climatiques soient optimales pour que je puisse commencer mon école de parapente mais celles-ci n’arrivent jamais : vent, pluie, incendies auront raison de notre patience. Profitant de nos derniers deniers, nous filons le pouce en l’air vers les Fjords et la côte australe.

Pour la première fois, je me trouve face à un avenir vide de toute perspective. Je réalise alors que ma vie a toujours été encadrée par des objectifs, des engagements, des échéances. Un an de voyage à vélo ? Je savais que j’allais continuer l’université à mon retour. Fin du master, j’ai enchainé avec la rédaction du guide sur le Népal, et quand cela était terminé, j’ai trouvé mon travail en Thaïlande. Même en prenant la route il y a 3 mois, j’avais ces rendez-vous avec mes amis à respecter, un cap à tenir, des vols à prendre. Pour la première fois, j’ai un horizon complétement vierge devant moi, aucun repère, aucun engagement, même pas un stupide rendez-vous chez le dentiste dans plusieurs mois sur lequel mettre le cap : rien, rien, rien. Ça en est vertigineux, déroutant à l’extrême, intimidant, effrayant, et moins jouissif que prévu. J’avais imaginé ressentir quelque chose de puissant, une liberté totale, une infinité de possibilité, mais à la place je me sens oppressé, et cet horizon infini ressemble plus à une voie sans issues qu’à un gigantesque champ des possibles.

Puis, ça y’est, Slope Point, le point le plus au sud de l’île du sud se dessine. Mon parachute refuse de s’ouvrir, je vois l’Océan Austral et ses vagues qui viennent taper violemment contre les falaises du cap. Alors que le plongeon semble inévitable, je reçois un email Département de Conservation qui répond à une de mes nombreuses postulations. Le DOC finance un programme de recherche sur le comportement de populations de cobras. Ils ont besoin de moi dans deux semaines entant qu’assistant de terrain. Au programme, traque de deux types de cobras, étude de leurs déplacements, mise en place de caméras nocturnes et de pièges pour capturer certains spécimens, le tout pendant 6 mois au cœur d’une réserve à l’Est de … la Thaïlande ! Quelle ironie. Mon parachute ne s’ouvre pas, c’est sur un trampoline que j’atterris et qui me propulse à nouveau vers l’Asie !

A peine le sud atteint que je remets donc le cap vers le Nord. Tout s’accélère. Billets d’avions, assurances, étape d’une semaine à prévoir à Jakarta pour faire une demande de visa spéciale, mon horizon se dresse de jalons. Je laisse Sophie poireauter à Queenstown pour espérer trouver une fenêtre météorologique lui permettant de voler, et retrouve Christchurch, sans Camille, sans Jo, sans Sophie. Suzanne et Nathalie les remplacent le temps d’un fish’n chips d’adieu, puis c’est parti, je décolle pour l’Asie.